Eloge de la pauvreté (extrait)

Quand donc cesserons-nous de confondre pauvreté et misère, ces deux soeurs fâchées que tout le monde croit jumelles ?

Le fameux dictionnaire Littré n’emploie pourtant pas du tout les mêmes termes pour les définir : La première est un «manque de bien» et lorsqu’elle se voit honorée de l’attribut «évangélique», elle devient «renonciation volontaire aux biens temporels». Qui donc, après un tel énoncé, lui refuserait une certaine noblesse ?

Quant à la misère, elle n’est définie que par des mots terribles, ou devrais-je dire des «maux» terribles : «Etat malheureux. Faiblesse et néant de l’homme». Ce n’est donc pas un fossé qui les sépare mais bien un abîme.

Darwin et avec lui d’innombrables pauvres se montrent fondamentalement plus heureux que la plupart des hommes dits riches. C’est un lieu commun, certes, mais une vérité qui saute violemment aux yeux de tous ceux qui en sont les témoins directs. La bienheureuse de Calcutta et avant elle Monsieur Vincent ou encore la douce Jeanne Jugan n’ont cessé de le répéter : les pauvres sont plus riches que nous, les nantis!
Et d’après une religieuse du siècle dernier, ce n’est pas la vertu que Dieu demande, mais d’être trouvé pauvre. Audacieux.

«Eradiquer la pauvreté» nous assène-t-on à temps et à contre-temps, à tel point que depuis 1993, les Nations Unies ont consacré une journée à ce combat : le 17 octobre de chaque année. Après la fête des grands-mères et le sordide Halloween, voici que les décideurs du monde – assurément ici au sens évangélique du terme – veulent nous unir le temps d’une journée contre l’ennemi désigné qui se trouve être pourtant l’un des grands voeux monastiques. Cette extermination est même le premier des «huit objectifs du millénaire» que se sont fixés la quasi-totalité des pays en septembre 2000. Nouvelle éthique mondiale alarmante, remarquablement disséquée par Marguerite Peeters. Et comme le burlesque est devenu un habitus de ces réunions où seuls les intéressés sont absents, ils s’étaient alors donnés quinze années pour remplir leur mission chevaleresque. Le temps presse… 
Pourtant le secrétaire des mêmes Nations Unies ne semble pas refroidi par l’ineptie des résultats puisqu’il a déclaré en 2012, lors de cette fameuse journée du 17 octobre :

« La pauvreté, qui sévit incontrôlée depuis trop longtemps, est liée aux troubles sociaux et aux dangers qui menacent la paix et la sécurité ».

Je crois, monsieur le Secrétaire, que la paix est au contraire l’un des fruits évidents d’une vraie pauvreté vécue et accueillie non pas comme un fardeau au regard de l’homme mais comme une grâce au regard de Dieu. Darwin et sa joie incontestable nous apprend que l’anti-combat que vous menez est une tour de Babel.

«Des pauvres, vous en aurez toujours», nous dit le Christ (Jn 12, 8).

Voudrait-on le faire mentir?

Dés lors ferions-nous donc fausse route avec la multitude de nos «organisation-non-gouvernementales» (et notre fondation à Manille!) dont la prévenance semble pourtant bel et bien orientée vers les plus pauvres ? Darwin et sa famille doivent-ils être laissés dans l’indigence, non sans un hypocrite attendrissement, au nom de ce bonheur mystérieux qui nous dépasse (ce qui nous arrange, soit-dit en passant) ? Non, bien évidemment, ce serait le comble!

Il est donc nécessaire de distinguer mais sans unir, cette fois ! Car il faut dépêtrer la pauvreté des griffes de la misère, et en même temps différencier le service du combat. Il s’agit de servir les plus pauvres en se battant contre la misère, non pas de se battre contre la pauvreté en se mettant lâchement au service des plus misérables qui eux, nous le savons, ne vivent pas dans les bidonvilles.

Mais alors pourquoi une éloge de la pauvreté?

Parce que la pauvreté, ce n’est pas désirer la misère pour elle-même, le malheur ou le délaissement de soi, mais un acte libre qui s’exprime dans un sacrifice authentique où les biens réduits au strict nécessaire ouvrent la porte du vrai bonheur. Offrir ce qu’on peut pour les autres et être ainsi riche de ce que l’on a donné. Un dépouillement à l’extérieur qui thésaurise à l’intérieur.

La pauvreté rend assurément libre et inversement les possessions matérielles sont autant de chaînes dont il est si difficile de se défaire. Ce n’est pas pour rien que le Christ demande à ses disciples de se délester pour la route, pas même un sac, ou une paire de sandales (Lc 10, 4). Il faut être libre. Car  en terme de richesse, le corps et l’âme ont choisi le régime de la séparation de biens : le premier…

«…amasse un trésor pour lui-même, tandis que l’autre s’enrichit auprès de Dieu» (Lc 12, 21).

L’éminente dignité des pauvres, pour reprendre la belle expression de Bossuet, réside dans cette étonnante intimité qu’ils ont avec le Christ jusque dans sa condition humaine. Ils sont des porte-flambeaux de cette vérité qui nous secoue au plus profond de notre être fortement matérialiste : Bienheureux les pauvres…

Couverture du livre Plus fort que les ténèbres du Père Matthieu Dauchez
Couverture du livre Plus fort que les ténèbres du Père Matthieu Dauchez